Le bien-être animal peut-il justifier une atteinte à la liberté religieuse ?
C’est la question à laquelle devait répondre, pour la première fois, la Cour européenne des droits de l’homme.
CEDH, 13 février 2024, Executief van de Moslims van België et a. c. Belgique.
Les faits
Des décrets, adoptés en Belgique, sont revenus, au nom du bien-être animal, sur l’exception, jusque-là admise, qui autorisait l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement préalable.
Ils n’interdisent pas en soi l’abattage rituel mais imposent un étourdissement préalable, en admettant toutefois que, pour les besoins religieux, cet étourdissement préalable puisse être réversible et ne pas conduire à la mort de l’animal.
Ces décrets ont fait l’objet d’une question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne pour savoir si l’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable était compatible avec le droit européen et, en particulier, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
La CJUE a répondu par l’affirmative, estimant qu’un État pouvait imposer, dans le cadre de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal (CJUE, 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres).
Les requérants ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme se plaignant que cette mesure porterait atteinte à la liberté religieuse des communautés juives et musulmanes. En effet, non seulement elle interdirait l’abattage rituel mais elle rendrait également impossible pour les personnes de confession juive ou musulmane de se procurer de la viande issue d’animaux abattus selon les préceptes religieux.
La Cour devait donc déterminer, d’une part, si ces décrets constituaient une ingérence dans la liberté religieuse (I) et, d’autre part, si cette ingérence était justifiée (II).
I. L’ingérence dans la liberté religieuse garantie par la Convention européenne des droits de l’homme
Le Gouvernement belge estime que ces décrets ne constituent pas une ingérence dans la liberté de religion, au terme de deux arguments principaux.
D’abord, le Gouvernement belge s’appuie sur l’arrêt Cha’are Shalom ve Tsedek (CEDH, 27 juin 2000, Cha’are Shalom ve Tsedek c. France).
Dans cette affaire la requérante s’était vue refuser un agrément l’autorisant à procéder à des abattages rituels. La Cour a estimé que le droit à la liberté religieuse, garanti par l’article 9 de la Convention, n’allait pas jusqu’à englober le droit de procéder personnellement à l’abattage rituel et à la certification qui en découle. Elle a, en effet, relevé que la requérante n’était pas privée concrètement de la possibilité de se procurer et de manger une viande jugée conforme aux prescriptions religieuses, de sorte qu’il n’y avait pas d’ingérence dans sa liberté de manifester sa religion.
Ici, la Cour rejette toutefois cet argument, estimant qu’il s’agit d’une toute autre question. En effet, dans l’arrêt rapporté, les décrets litigieux ne visent pas à encadrer l’abattage rituel par l’octroi d’agréments mais bien à l’interdire s’il n’est pas précédé d’un étourdissement de l’animal.
Ensuite, le Gouvernement belge soutient qu’il ne s’agit pas en soi d’interdire l’abattage rituel, les décrets ne visant qu’un aspect de l’acte rituel et que cet aspect – l’absence d’étourdissement préalable – ne constitue pas, en lui-même, une conviction pouvant être protégée au titre de l’article 9. Il ajoute qu’il existe au sein même des communautés religieuses juives et musulmanes des avis divergents quant à la question de savoir si un étourdissement préalable réversible (qui ne conduit donc pas à la mort de l’animal) est conforme aux préceptes alimentaires des croyants.
La Cour européenne des droits de l’homme écarte là encore cet argument, qui reviendrait finalement à déterminer ce qui est religieux ou non.
De fait la notion de religion (ou de convictions religieuses) n’est pas définie par l’article 9 de la Convention. On en comprend parfaitement la raison : il est sans aucun doute impossible de proposer une définition qui permettrait d’englober toutes les religions et toutes les pratiques religieuses du monde.
C’est pourquoi, la Cour considère, de manière constante, que toute conviction doit être protégée au titre de l’article 9, dès lors qu’elle atteint « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » (v. CEDH, 15 janvier 2013, Eweida et a. c. Royaume-Uni).
Lorsque cette condition est remplie, la Cour estime que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions religieuses ou à la manière dont elles sont exprimées (v. CEDH, 1er juillet 2014, SAS c. France).
Ainsi, ni les États, ni la Cour n’ont à s’interroger sur la nature et l’importance des convictions individuelles. De fait, comme le relève la Cour « ce qu’une personne peut tenir pour sacré, paraîtra peut-être absurde ou hérétique aux yeux d’une autre et aucun argument d’ordre juridique ou logique ne peut être opposé à l’assertion du croyant faisant de telle ou telle conviction ou pratique un élément important de ses prescriptions religieuses » (v. également, CEDH, 3 décembre 2009, Skugar et a. c. Russie).
Finalement, la Cour retient que l’absence d’étourdissement préalable à l’abattage constitue un aspect du rite religieux qui atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance.
Partant, il n’appartient pas à Cour, qui n’a aucune compétence théologique, de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable est conforme ou non aux préceptes alimentaires des croyants musulmans ou juifs. De fait, l’absence d’étourdissement doit être considérée comme une conviction religieuse, protégée au titre de l’article 9 de la Convention.
Il résulte donc de ce qui précède que les décrets imposant un étourdissement préalable à l’abattage constituent bien une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion.
Il reste donc à déterminer si cette ingérence est justifiée.
II. La justification de l’ingérence
La liberté religieuse n’est pas une liberté absolue. La Convention européenne des droits de l’homme admet ainsi qu’il puisse y être porté atteinte.
Toutefois, selon l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans la liberté religieuse doit satisfaire à trois conditions.
- Tout d’abord, l’ingérence doit être prévue par la loi, ce qui ne posait aucune difficulté en l’espèce.
- Ensuite, elle doit poursuivre l’un des buts légitimes énumérés à l’article 9 § 2, à savoir, la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou la protection des droits et libertés d’autrui. La Cour européenne des droits de l’homme considère cette liste comme limitative (v. CEDH, 12 février 2009, Nolan et K c. Russie).
- Enfin, elle doit être nécessaire dans une société démocratique.
La protection du bien-être animal, un but légitime ?
L’Union européenne a institué, à l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le bien-être animal comme un objectif d’intérêt général du droit de l’Union européenne.
Il en résulte, selon l’article 52§1 de la Charte européenne des droits fondamentaux, que les droits et libertés reconnus – en ce compris la liberté religieuse – peuvent être limités au nom du bien-être animal.
Cependant, tel n’est pas le cas, s’agissant de la Convention européenne des droits de l’homme. Son article 1 ne reconnait d’ailleurs des droits et libertés qu’aux seules personnes humaines. La Cour affirme, ainsi, que la Convention n’a pas pour objet de protéger le bien-être animal en tant que tel.
Certes, il existe une Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage. Toutefois, la Belgique (contrairement à la France) ne l’a jamais ratifiée. Surtout, cette convention – qui impose l’étourdissement préalable à l’abattage – autorise les parties signataires à prévoir des dérogations, notamment pour l’abattage rituel.
Il reste que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà pu prendre en compte la protection du bien-être animal dans sa jurisprudence.
Elle l’a fait, d’abord, en reconnaissant que la protection du bien-être animal est une question d’intérêt général bénéficiant, à ce titre, de la protection de l’article 10 de la Convention qui garantit le droit à la liberté d’expression. Ainsi, interdire à une association de dénoncer des mauvais traitements sur animaux au motif de protéger la réputation et les droits d’une personne morale peut être considéré comme une ingérence injustifiée dans la liberté d’expression de ladite association (CEDH, 16 janvier 2014, Tierbefreier E.V c. Allemagne).
Elle l’a fait, ensuite, en reconnaissant que la prévention de la souffrance animale pouvait, au titre de la morale, justifier une ingérence dans les droits garantis par l’article 11 de la Convention, qui protège la liberté de réunion et d’association. Ainsi l’interdiction de la chasse à courre au renard au nom du bien-être animal n’est pas contraire à la liberté de réunion (CEDH, 24 novembre 2009, Friend et a. c. Royaume-Uni).
Ainsi, pour la Cour, la Convention ne se désintéresse pas en soi de la question des animaux et ne peut être interprétée comme permettant l’assouvissement des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale.
Il restait donc à déterminer si la prévention de la souffrance animale devait être considérée comme faisant partie de la morale publique énoncée à l’article 9 § 2 comme un but légitime permettant de limiter la liberté religieuse.
Sur ce point, la Cour commence par souligner que la notion de « morale » est évolutive par essence : ce qui peut être jugé moralement acceptable à une époque donnée, peut cesser de l’être après un certain temps.
Elle rappelle également que la Convention se veut un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours. La Cour se doit donc de tenir compte des évolutions sociétales et normatives intervenues depuis l’adoption de la Convention en 1950.
Or, la Cour relève que la promotion de la protection et du bien-être des animaux, en tant qu’êtres sensibles, est aujourd’hui considérée comme une valeur morale par de nombreuses personnes en Belgique mais également dans d’autres États parties à la Convention. D’ailleurs, plusieurs États ont déjà adopté des législations allant dans le même sens que les décrets litigieux, notamment l’Allemagne, Chypre, le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège, le Royaume-Uni, la Slovénie, la Suède, la Suisse, ainsi que, plus loin, la Nouvelle-Zélande. La France, en revanche, admet toujours une exception à l’obligation d’étourdissement préalable pour l’abattage rituel.
La Cour estime donc être tenue de prendre en compte l’importance croissante attachée à la protection du bien-être animal, y compris lorsqu’il s’agit d’examiner la légitimité du but poursuivi par une restriction au droit à la liberté de manifester sa religion.
En conséquence, la Cour juge que la protection du bien-être animal peut être rattachée à la notion de morale publique, ce qui constitue un but légitime au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.
L’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable, une mesure nécessaire ?
Pour qu’une ingérence dans la liberté religieuse soit justifiée, il ne suffit pas qu’elle soit prévue par la loi et qu’elle poursuive un but légitime, il faut encore qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique.
Une ingérence est considérée comme nécessaire dans une société démocratique si elle répond à un besoin social impérieux, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants.
Le contrôle opéré par la Cour peut toutefois être plus ou moins rigoureux selon qu’elle reconnait aux États une certaine marge d’appréciation sur la question en cause. Ainsi, lorsqu’est en jeu une question sur laquelle de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, la Cour n’opère qu’un contrôle léger, laissant une grande marge de manœuvre au décideur national.
En l’occurrence, la Cour relève que la question de l’abattage rituel sans étourdissement préalable ne fait pas l’objet d’un consensus net au sein des États membres, même si l’on peut constater une évolution progressive en faveur d’une protection accrue du bien-être animal. Dès lors, les États doivent se voir reconnaître une marge d’appréciation qui ne saurait être étroite. La Cour précise, toutefois, que cette marge d’appréciation ne saurait être illimitée, au risque de vider de sa substance la liberté religieuse.
Le contrôle de la Cour va donc consister à apprécier si l’ingérence dans la liberté des requérants de manifester leur religion se justifie dans son principe et si elle est proportionnée au regard de la protection de la morale publique, tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en ce domaine.
Pour ce faire, la Cour s’intéresse particulièrement à la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire des décrets litigieux.
Or, sur ce point, elle relève que ces décrets ont été adoptés à la suite d’une vaste consultation de représentants de différents, groupes religieux, de vétérinaires ainsi que d’associations de protection des animaux. Elle estime également que des efforts considérables ont été déployés sur une longue période par le législateur afin de concilier au mieux les objectifs de promotion du bien-être animal et le respect de la liberté de religion. Au final, le législateur a bien cherché à peser les droits et intérêts en présence au terme d’un processus législatif réfléchi.
En outre, la Cour relève que la Cour constitutionnelle belge a elle-même contrôlé les décrets et jugé de leur conformité à la Constitution belge. Quant à la CJUE, elle a été interrogée par la Cour constitutionnelle belge au terme d’une question préjudicielle et a reconnu la conformité des décrets au droit de l’Union européenne.
Par ailleurs, la Cour note que les décrets litigieux se fondent sur un consensus scientifique établi autour du constat selon lequel l’étourdissement préalable à la mise à mort de l’animal constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort.
Enfin, elle relève que la législation belge n’interdit pas de se procurer de la viande ou de consommer de la viande provenant d’autres régions ou pays dans lesquels l’étourdissement préalable à la mise à mort n’est pas imposé.
Elle en conclut que le législateur belge a bien veillé à prendre une mesure qui n’excède pas ce qui est nécessaire à la réalisation du but poursuivi. Les autorités belges ayant cherché à peser les droits et intérêts en jeu et à trouver un juste équilibre entre eux, la mesure s’inscrit dans le cadre de la marge d’appréciation dont elles disposent.
Les décrets religieux ne constituent donc pas une ingérence injustifiée dans le droit à la liberté de religion des requérants.