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Peut-on condamner une personne qui se plaint de faits de harcèlement et d’agression sexuelle sans preuves suffisantes ?

harcelement et agression sexuelle

CEDH, 18 janvier 2024, Allée c. France, req. n°20725/20

 

Par un arrêt rendu le 18 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France pour violation de l’article 10 de la Convention qui garantit la liberté d’expression.

Les faits

A l’origine de l’affaire, une femme, la requérante, alors secrétaire dans une association. Elle se plaint de faits de harcèlement et d’agression sexuelle qu’elle impute à l’un de ses patrons.

Elle adresse alors un mail à six personnes pour révéler les faits : son époux, celui qu’elle désigne comme son agresseur, les deux fils de celui-ci, le directeur général de l’association et l’inspecteur du travail.

De son côté, le mari de la requérante décide de publier sur Facebook un billet reprenant l’ensemble des dénonciations.

L’homme désigné comme l’agresseur fait alors citer devant le tribunal correctionnel la requérante et son mari pour répondre de faits de diffamation publique.

Ils sont condamnés à une peine d’amende de 500 euros, outre des sommes à verser au titre des frais irrépétibles.

 

Les juridictions françaises et la diffamation

En l’occurrence, les juges devaient s’intéresser à trois points.

Tout d’abord, les faits permettaient-ils de caractériser une diffamation ?

Diffamer, selon l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, c’est imputer à une personne un fait qui porte atteinte à son honneur ou à sa considération.

En l’occurrence, la requérante imputait à son ancien patron des faits susceptibles, selon elle, d’être qualifiés de harcèlement moral et sexuel et d’agression sexuelle. Or, de telles accusations sont bien susceptibles de porter atteinte à l’honneur et à la considération de celui qu’elles visent.

De ce point de vue, et uniquement de ce point de vue, les faits reprochés à la requérante entraient bien dans la définition de la diffamation.

 

Ensuite, cette diffamation était-elle publique ?

La loi distingue, en effet, entre diffamation publique et diffamation non-publique.  Cette distinction n’est pas sans conséquences puisque la diffamation publique est punie d’une peine d’amende de 12.000 euros, tandis que la diffamation non-publique est sanctionnée par une contravention d’un montant de 38 euros.

Selon l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, il y a diffamation publique, dès lors que les allégations ont été publiées directement ou par voie de reproduction.

On comprend donc que si les allégations n’ont pas été publiées, la diffamation est non-publique, tandis que si elles l’ont été au grand public, la diffamation devient publique.

Mais quid lorsque les allégations ont été publiées mais à un nombre restreint de personnes seulement ? Le texte étant un peu vague, la jurisprudence est venue le préciser.

Lorsque la diffusion concerne un nombre limité de personnes, il faut distinguer :

  • Soit, ces personnes sont liées par une communauté d’intérêts et, dans ce cas, la diffamation demeure non-publique ;
  • Soit, elles ne le sont pas et la diffamation est alors publique.

Qu’en était-il, en l’espèce ?

En ce qui concerne la publication sur Facebook par le mari aucun doute, il s’agit bien d’une diffamation publique.

En ce qui concerne le mail envoyé par la requérante à six destinataires, les juges du fond relèvent que l’un des fils de l’homme désigné comme agresseur n’avait pas de fonction d’encadrement au sein de l’association. Il n’était donc ni concerné, ni un destinataire compétent des accusations.

Dès lors, compte tenu de la présence d’au moins une personne non concernée parmi les destinataires, ceux-ci n’étaient pas liés par une communauté d’intérêts.

Les juges du fond en concluent qu’il s’agit donc bien d’une diffamation publique.

 

Enfin, la requérante pouvait-elle s’exonérer de sa responsabilité ?

En matière de diffamation, la jurisprudence admet comme cause d’exonération, ce qu’on appelle l’ « excuse de bonne foi ».

Autrement dit, n’est pas coupable de diffamation publique celui qui était de bonne foi lorsqu’il a publié ses allégations.

Pour déterminer si l’auteur de la dénonciation était de bonne foi, la jurisprudence s’appuie notamment sur trois critères : la personne doit avoir poursuivi un but légitime ; elle doit s’être exprimé avec prudence ; ses allégations doivent s’appuyer sur une base factuelle suffisante.

En l’occurrence, les deux premiers critères ne posaient pas de difficultés. Il restait donc à savoir si les accusations portées par la requérante s’appuyaient sur une base factuelle suffisamment solide.

Autrement dit, la question se posait de savoir si la requérante disposait, a minima, d’un commencement de preuve pour établir la véracité de ses allégations.

Sur ce point, la Cour d’appel considère que s’il existait des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel, dans la perception qu’avait pu en avoir la requérante, rien ne permettait de prouver l’existence d’une agression sexuelle.

Elle juge en conséquence que la requérante ne peut pas se prévaloir de l’excuse de bonne foi.

Le pourvoi de la requérante ayant été rejeté, elle saisit la Cour européenne des droits de l’homme, en faisant valoir que la France, au travers de ses juridictions, aurait violé sa liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Conv. EDH

 

La Cour européenne des droits de l’Homme et la liberté d’expression

On rappellera que la Cour européenne des droits de l’Homme considère que le fait pour une personne de dénoncer des faits illicites relève de la liberté d’expression et doit être protégé à ce titre (déjà en ce sens, CEDH, 9 janvier 2007, Tête c. France, n°59636/16)

Était donc bien en jeu, ici, la liberté d’expression de la requérante.

Lorsqu’elle est saisie d’une requête sur le fondement de l’article 10 de la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme raisonne toujours en deux temps :

  1. d’abord, elle vérifie s’il y a eu ingérence dans l’exercice de cette liberté,
  2. ensuite, elle examine si cette ingérence était justifiée.

 

  1. L’existence d’une ingérence

L’ingérence dans la liberté d’expression peut prendre diverses formes. Il peut s’agir d’une formalité ou de conditions imposées, d’une restriction ou encore d’une sanction (CEDH, 28 octobre 1999, Wille c. Liechtenshtein).

En l’occurrence, la requérante ayant été condamnée pénalement pour s’être exprimée, cette sanction constitue bien une ingérence dans sa liberté d’expression.

 

  1. La justification de l’ingérence

Selon l’article 10§2 de la Convention, pour être justifiée au regard de la Convention, toute ingérence dans la liberté d’expression doit répondre à trois critères.

 

Tout d’abord, elle doit être prévue par la loi.

En l’occurrence, ce critère ne posait pas de difficultés.

En effet, la requérante a été condamnée sur le fondement de loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, qui incrimine la diffamation publique.

 

Ensuite, elle doit poursuivre un but légitime.

Plus précisément, elle doit poursuivre un des buts légitimes limitativement énumérés à l’article 10§2 de la Convention.

Selon cette disposition, six motifs peuvent justifier une limitation de la liberté d’expression :

  • La sécurité nationale, l’intégrité territoriale ou la sûreté publique ;
  • La défense de l’ordre et la prévention du crime ;
  • La protection de la santé ou de la morale ;
  • La protection de la réputation ou des droits d’autrui ;
  • La protection contre la divulgation d’informations confidentielles ;
  • La garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

 

En l’occurrence, la requérante a été condamnée pour diffamation publique. Or, cette incrimination vise bien à protéger la réputation d’autrui, qui relève du droit de chacun au respect de sa vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention.

L’ingérence dans la liberté d’expression poursuivait ainsi un but légitime.

 

Enfin, elle doit être nécessaire dans une société démocratique.

Plus précisément, en l’occurrence, l’affaire mettait en jeu la liberté d’expression de la requérante et le droit au respect de sa vie privée de celui qu’elle avait accusé. La Cour va donc vérifier si les juridictions françaises ont ménagé un juste équilibre entre les deux.

Pour ce faire, la Cour s’appuie sur quatre critères.

En premier lieu, elle s’intéresse aux destinataires du mail litigieux.

Elle relève ainsi qu’il n’a été adressé qu’à six personnes, dont une seulement n’était pas concernée, et qu’il n’était pas destiné à être rendu public. Certes l’époux de la requérante avait rendu les accusations publiques via Facebook. Toutefois, ainsi que le relève la Cour, on ne peut imputer à la requérante les agissements de son mari.

La Cour juge donc excessive l’approche des juridictions françaises qui ont retenu le caractère public de la diffamation par une interprétation trop stricte de la loi.

En deuxième lieu, elle s’intéresse aux propos contenus dans le mail.

Sur ce point, la Cour rappelle que les dénonciations, même diffusées à un nombre restreint de personnes, doivent avoir une base factuelle solide (v. déjà en ce sens : CEDH, 20 octobre 2020, Bilan c. Croatie).

En l’occurrence, les juges français ont écarté l’excuse de bonne foi au motif que l’agression sexuelle invoquée ne reposait sur aucun élément de fait. En revanche, ils ont admis que les éléments rapportés par la requérante permettaient de penser qu’avaient pu être commis des faits de harcèlement moral, voire sexuel.

Pour la Cour, là encore, les juridictions françaises ont eu une interprétation trop restrictive de la loi, en particulier, au regard de la nécessité d’apporter une protection appropriée aux personnes dénonçant des faits de harcèlement moral ou sexuel.

On comprend donc que les juges français auraient dû adapter l’application de loi aux circonstances, ce qu’ils n’ont pas fait, se montrant d’une sévérité excessive.

En troisième lieu, elle contrôle les effets des propos de la requérante sur la réputation de celui qu’elle a dénoncé.

Elle estime alors qu’en réalité, la réputation de la personne désignée a surtout été atteinte par la publication sur Facebook des allégations, publication qui n’était pas le fait de la requérante.

En revanche, le mail en lui-même, qui n’a été diffusé que de manière restreinte, n’a eu que des effets très limités.

En quatrième lieu, elle se penche sur la sévérité de la sanction infligée à la requérante.

En l’espèce, la requérante encourrait une peine de 12.000 euros d’amende et n’a été condamnée « qu’à » 500 euros d’amende. La sanction pourrait donc apparaître comme légère.

Reste qu’il s’agit d’une condamnation pénale qui a, par principe, un effet dissuasif et pourrait décourager les victimes de dénoncer des faits.

 

Eu égard à ces quatre éléments, la Cour européenne des droits de l’Homme jugent que la condamnation de la requérante a apporté une restriction disproportionnée à sa liberté d’expression au regard du droit à la vie privée de celui qu’elle accusait.

En conséquence, la France est condamnée, pour violation de l’article 10 de la Convention, à indemniser la requérante à hauteur de 8.500 euros.